- Interview Tony Gatlif & Delphine Mantoulet -

C’est à l’occasion d’une projection de GADJO DILO au Festival Sœurs Jumelles à Rochefort que j’ai eu l’immense plaisir de croiser Tony Gatlif & Delphine Mantoulet. Nous avons évoqué avec la musicienne et l’acteur-réalisateur-scénariste-musicien…  ce film très marquant des années 90, autour de la musique tzigane,avec Romain Duris, Rona Hartner et Izidor Serban ainsi que leur collaboration musicale au long cours.

Gadjo Dilo - Romain Duris & Rona Hartner

GADJO DILO est sorti en salles, il y a déjà 23 ans. Vous venez le présenter, ici, au Festival Sœurs Jumelles. Quel regard portez-vous sur ce film ?

Tony Gatlif
Le film a vieilli mais pas comme on l’entend, plutôt qu’il a voyagé dans le temps. Forcément les films changent, ils ne sont pas comme quand j’ai filmé en 1997, ils ne sont pas comme il y a 23 – 24 ans, ils ont voyagé avec le temps. Moi j’ai vieilli, je ne suis plus du tout pareil, c’est la même chose pour les films.

Ce film que je n’ai pas revu depuis pas mal de temps, mais il est essentiel pour moi. Celui-là et LES PRINCES, c’est vraiment des films essentiels. Les films sont faits pour dire des choses, j’étais très jeune, j’avais 20 ans pour LES PRINCES. Mais là où je suis fier, c’est que j’avais quelque chose à dire sur notre histoire, les pauvres, les ouvriers, les enfants des ouvriers, les enfants d’immigrés, les rejetés. Il y’avait des choses à dire, à l’époque. Même si aujourd’hui, on peut encore en dire des tonnes, ça fait chier de faire un film pour un film, un film qui rapporte de l’argent, ce qui n’est pas le cas avec GADJO DILO. L’important, c’est “qu’est-ce qu’il a à dire ? “, c’est ça le rôle du cinéma !

Comment travaillez-vous ensemble ? Comment qualifieriez-vous votre collaboration ?

Delphine Mantoulet
Avec Tony, c’est toujours une aventure, on sait pas du tout où on va aller, c’est toujours une surprise, les destinations ne sont pas connues, comme dirait René Char, « Les routes aimées sont celles qui n’ont pas de destination », c’est ça avec Tony, donc elles se réinventent à chaque fois. Elles font découvrir une humanité complètement incroyable, une façon de penser, de réinventer le monde en permanence, d’être libre et d’apprendre une notion de la liberté autant dans la musique et l’image, que dans le traitement du rapport aux autres. Ça nous emmène dans les histoires qu’on ne connait pas forcément et une façon d’être qui se réinvente.

Tony Gatlif
C’est vraiment pas instinctif. C’est très discuté parce que la musique, c’est pas instinctif, ça colle ou ça colle pas et donc on en parle. Moi je fais le scénario, j’ai une idée du rythme de la musique, et après on en parle avec Delphine. Depuis les débuts sur TRANSYLVANIA, EXILS… j’ai toujours des idées de fou, je trouve que la musique doit être dingue, comme la musique tzigane est folle. Il faut que la musique soit folle, ça ne peut pas être de la musique d’ascenseur.

J’ai des idées originales, qui tombent du ciel, j’en parle avec Delphine et, des fois, on tombe d’accord sur le fait qu’il faut changer les choses, casser les rythmes.
La musique elle vampirise la musique, c’est à dire qu’elle amène la mélodie, et après elle vampirise complètement le morceau musical. Parce que la mélodie est une chose qui se vampirise.

Celui qui travaille et qui a trouvé la mélodie est tellement content qu’il en met partout. L’arrangement c’est mélodique, tout est mélodique et ça devient… merdeux. Excuse-moi du terme ! Depuis qu’on parle avec Delphine, je lui dis « on connait la mélodie, mais faut pas jouer la mélodie », on fait tout pour ne pas jouer la mélodie.

Delphine Mantoulet
Du coup ça t’oblige à retravailler d’autres chemins que ce que tu aurais fait harmoniquement, assez classiquement. Il faut faire des cassures, sauter des ponts, trouver un autre rythme et un autre tempo dans chaque organisation musicale, c’est très intéressant.

Tony a un univers très fort et moi un univers différent et complémentaire, plutôt classique, rock, électro. Quand je suis arrivée dans l’univers de Tony, j’étais très à l’écoute, j’ai transformé ce que me demandait Tony par rapport à ce que j’avais comme capacité pour rejoindre la rivière de couleurs musicales, le fleuve même, le tourbillon dans lequel était Tony. J’ai essayé de proposer quelque chose qui se structure autour de sons nouveaux, de la forme du son, de l’orchestrer et le travailler pour que ça colle aux images.

 

Exils - Romain Duris & Lubna Azabal

Etes-vous d’accord avec Bernard Lavilliers, quand il chante que “La musique est un cri qui vient de l’intérieur” ?

Tony Gatlif
Oui ! Lavilliers, c’est un mec de la rue, un mec qui voyage, je connais un petit peu son histoire et quand il chante, ça se voit qu’il connait le cri. Donc, quelque part, c’est un tzigane, ce mec, et il connait ce cri qui vient de l’intérieur. La musique tzigane, la musique gitane aussi, elle vient toujours de l’intérieur, elle n’est jamais arrogante, jamais elle ne se fout de la gueule des autres.

Parfois la musique elle se fout de la gueule du monde ! Franchement, le mec a bien appris la musique, les paroles, mais il se fout de la gueule du monde. Donc, je suis d’accord avec Lavilliers parce que c’est un gars de la rue. Même si c’est un fils de bourge, il a fréquenté les gars de la rue, et sa musique vient de l’intérieur, comme les tziganes.

La pandémie a-t-elle eu une influence sur votre envie, votre plaisir de faire du cinéma ?

Tony Gatlif
La pandémie est tombée environ 2 semaines après le début de tournage de mon dernier film. Je me suis toujours juré que jamais je n’abandonne un film, même si quelqu’un décède, je n’abandonne pas. C’est du temps, c’est la vie.
Là, j’ai accepté pour la 1ere fois d’arrêter le film parce qu’il était question de mort de gens qui n’ont rien fait, j’étais très ému par ce qui nous arrivait, je vous le dis franchement, je n’avais pas peur mais, par contre, j’avais peur pour les gens, pour les vieux à l’hôpital. Très vite j’ai entendu des choses glaçantes, des morts à l’hôpital, on était obligés de les mettre dans des camions frigorifiques, c’est complètement dingue ! Ça a complètement changé ma vision sur les gens, sur le monde. J’étais ému par les gens, pour n’importe quoi. Ça veut dire que mon prochain film, TOM MEDINA (ndlr, en salles le 4 août), il fallait qu’il respecte les gens plus que d’habitude.

Le respect de la vie, de l’âge, des jeunes, il fallait que je le montre plus que d’habitude.

Y-a-t-il un travail en commun dont vous êtes particulièrement fier ? 

Delphine Mantoulet
La musique d’EXILS, qui s’appelle Manifeste, celle-là est assez incroyable parce qu’on a fait une fusion avec beaucoup de musiciens. On l’a enregistrée en studio, avec une espèce de transe, c’était assez phénoménal et d’ailleurs elle a beaucoup tourné à l’international.

Il y a aussi cette musique sur LIBERTE, avec le grincement des portes du camp de concentration, et un travail avec tous les tziganes qui était formidable. Après je pense qu’il y a une réinvention par rapport à l’histoire et à l’œuvre, qui est une aventure pleine de lumière à chaque fois.

Tony Gatlif
Même si j’adore les musiciens et que je les respecte vraiment, notre musique ne ressemble pas aux autres, parce que ce que nous avons à raconter n’est pas pareil que les autres.

Si on raconte, par exemple, le camp de concentration dont les gitans ont été victimes et on met de la musique, il faut le bruit du camp, et un bruit de camp c’est rien ! La vieille dame qui nous a renseignés nous a dit, y’a pas de bruit ou alors il y a du bruit de ferraille, de porte, ou quelqu’un qui crie, c’est tout !
Et donc, on a fait la musique de LIBERTE avec quelque chose qui était la grille qui s’ouvrait et qui se fermait, elle ouvrait pour faire entrer des gens et elle se fermait sur eux. C’est toujours cette porte qu’on entend, ou un cri de quelqu’un qui souffre.

On a travaillé comme ça beaucoup de nos musiques. Elles sont travaillées avec l’image pour une histoire qui est notre histoire, pas celle des autres. Vous ne trouverez jamais une musique qui ressemble à la nôtre par ce que nos plans ne ressemblent pas aux autres. C’est pour ça que c’est moi, qui embarque Delphine par mes histoires, parce que Delphine elle fait d’autres musiques, pour les ballets modernes, mais quand on est tous les deux, je l’emmène dans mon sillage.
Autre exemple, pendant le Covid alors qu’on était plein d’incertitudes, je rencontre à Arles Nicolas Reyes, le chanteur des Gipsy Kings, triste, la tête basse qui me dit “ça ne va pas, je broie du noir, je suis démoralisé, nous avons refusé 100 concerts, on n’a plus rien, je ne sais rien faire !” Je lui dis “on a toujours quelque chose à faire quand on fait de la musique. Tu pourrais faire une chanson d’un texte que je te donne : ta fille a sorti sa robe rouge à pois blancs, et elle l’a découpée pour faire un masque “Mascara” ! C’est ça le thème, Mascara.  Maintenant, tu portes un masque parce que le futur est incertain ». La chanson est venue comme ça, On l’a fait 15 jours après et la chanson est dans le film. Mais ça fait partie de la folie de ce moment.

Liberté

Comment envisagez-vous la suite ?

Tony Gatlif
Je suis quelqu’un de chaud, je viens d’Algérie, les algérois ont le cœur chaud, ont le tempérament chaud pour tout. En plus, je suis gitan par ma mère, c’est encore pire, Kabyle aussi c’est pire, j’ai une charge incroyable. Et je suis méditerranéen, ça n’arrange pas les choses (rire).

Je crois que le cinéma a beaucoup changé, parce que c’est plus facile de faire un film. On va être beaucoup à faire du cinéma et je n’ai pas envie de concurrence. C’est peut être ça qui va me donner l’envie de m’arrêter un peu ou changer d’axe, faire autre chose : de la musique, du théâtre, inventer un autre langage.

Delphine Mantoulet
Moi c’est toujours très axé musique. Sur la période du confinement, on a joué le plus possible, à l’intérieur, chez soi mais on a joué, on a composé, on a continué…

Donc je continue à développer des nouvelles formes à l’intérieur de la musique, toujours chercher des nouveaux mondes, des nouveaux domaines, des arrangements, créer de la musique à travers des nouveaux sons, réinventer la capacité à vivre l’émotion musicale en permanence.

Propos recueillis lors de la première édition du Festival Sœurs Jumelles, le 23 juin 2021, à Rochefort.

Un immense merci à Clarisse André, Ophélie Surelle pour la confiance et bien sûr à Delphine Mantoulet & Tony Gatlif pour le (bon) temps accordé avec cet entretien.

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